I/ La place des émotions et des sentiments en médiation.
«En médiation, on dit que tout est affaire de perceptions. Le médiateur sait que la vérité n’existe pas ; chacune des parties à sa propre vision des choses. Le conflit ne repose pas sur une réalité objective : chaque partie garde en mémoire sa propre réalité. « Or, les émotions filtrent les perceptions, travestissent la réalité, lui confèrent une interprétation subjective et lui donnent une couleur qu’elle n’a pas nécessairement.» Lafond, P.-C. (2020). La prise en considération des émotions en médiation : une intervention essentielle et délicate. Les Cahiers de droit, 61(4), 937–958. https://doi.org/10.7202/1073841ar
Tout conflit est chargé d’émotions négatives. Les conflits en entreprise, à l’instar des conflits entre héritiers, époux, ou voisins, n’échappent pas à ce constat.
Voici quelques exemples :
Colère suivie de sentiment de trahison et d’injustice ressenti par un directeur général salarié licencié du jour au lendemain pour faute grave et qui se voit interdire de pénétrer dans son bureau qui a été verrouillé durant la nuit.
Rancune et jalousie ressenties par un collaborateur qui découvre que son collègue a vu son salaire augmenté et pas le sien.
Sentiment de dégout que ressent un directeur des ressources humaines, qui est licencié après avoir mené jusqu’à son terme un plan social auquel il pensait échapper.
Tout conflit étant émotif, le médiateur va questionner les ressentis :
« Qu’avez-vous ressenti lorsqu’il a fait ça, il a dit ça , vous avez réalisé que ? »
« Comment vous sentez-vous en entendant ..» ou « que ressentez-vous après avoir entendu que? ».
L’émotion peut être exprimée de façon verbale, mais également de façon non verbale par des gestes, des expressions faciales. Les yeux et la voix peuvent être considérés comme le berceau des émotions. La peur, la joie se voit dans les yeux et s’entend dans la voix.
Les émotions favorisent le processus de règlement du litige en procurant un meilleur éclairage sur la nature du conflit. Cependant, si elles sont exprimées de façon trop intense, elles risquent de ne pas être entendues et d’empêcher le dialogue entre les parties.
Cas d’une personne se mettant à pleurer ou en colère, au cours d’une réunion de médiation, ou d’une autre fronçant les sourcils sans arrêt pour montrer son désaccord.
Ce n’est qu’au prix de l’expression des émotions, sous le regard du médiateur qui invite les parties à écouter l’autre dans les sentiments qu’il exprime, qu’un climat d’apaisement peut s’installer, ouvrant ainsi la porte à une discussion sereine.
«Quand j’ai été écouté et entendu, je deviens capable de percevoir d’un œil nouveau mon monde intérieur et d’aller de l’avant. Il est étonnant de constater que des sentiments qui étaient parfaitement effrayants deviennent supportables dès que quelqu’un nous écoute. Il est stupéfiant de voir que des problèmes qui paraissent impossibles à résoudre deviennent solubles lorsque quelqu’un nous entend ». Carl Rogers
II/ Tout conflit est l’expression d’un besoin insatisfait.
Tous les êtres humains ont les mêmes besoins essentiels liés à la vie. Un besoin d’appartenance, car il est un être social qui a besoin de lien, de chaleur humaine et de tendresse. Un besoin de subsistance ( d’eau, d’air de chaleur, de se vêtir, de se protéger, de se reposer ). Un besoin d’apprentissage et d’autonomie pour choisir ses buts, ses valeurs et suivre ses rêves. Un besoin de spiritualité, de paix et d’harmonie. Un besoin de célébration de la vie. Un besoin de deuil. Un besoin d’interdépendance avec l’autre, pour recevoir et offrir.
«Tous les besoins sont les mêmes, ils sont universels. Ce qui diffère c’est la stratégie avec laquelle on a été éduqué pour les satisfaire ». Marshall Rosenberg - Les murs sont des fenêtres ou bien ce sont des murs »Ouvrage de référence sur la communication non violente.
Les besoins essentiels se différencient des désirs ou envies en ce sens que les besoins s’ils ne sont pas comblés créent des manques et que les envies, les désirs sont des stratégies pour les satisfaire.
Les stratégies que chacun met en oeuvre dépendent de sa culture, de son éducation, de son cadre de vie, de son champ des possibles et de ses croyances.
«Vos croyances engendrent vos pensées, vos pensées engendrent vos paroles, vos paroles engendrent vos gestes, vos gestes engendrent vos habitudes, vos habitudes engendrent vos valeurs et vos valeurs engendrent votre destin » Gandhi.
Voici quelques exemples :
Pour satisfaire son besoin de se nourrir, l’un va se préparer son repas, l’autre va manger au restaurant.
Pour satisfaire son besoin de dormir, l’un va choisir un lit, l’autre un hamac.
Pour satisfaire son besoin d’appartenance au groupe de l’élite sociale, l’un va acheter une grosse voiture et l’autre acquérir une montre d’une grande valeur.
Pour satisfaire son besoin de célébration d’une réussite, l’un va inviter tous ses amis, l’autre va rechercher l’intimité avec son conjoint.
Pour satisfaire son besoin de se déplacer, celui qui vit à la campagne va s’acheter une voiture, celui qui vit en ville pourra se satisfaire des transports en commun, d’un vélo ou d’un taxi.
Les stratégies mises en oeuvre, pour satisfaire au même moment des besoins qui s’opposent, sont certainement la source de conflit la plus courante et la plus inépuisable.
Voici quelques exemples:
Une personne a besoin de silence à partir de 22 heures et l’autre d’une vie sociale nocturne qui commence à 22 heures.
Un voisin a besoin de vivre entouré d’arbres et l’autre déclenche des allergies au pollen.
Un voisin utilise des produits chimiques pour désherber alors que l’autre favorise le développement de la bio diversité par l’emploi de désherbant et d’engrais naturels.
Dans une pièce, l’un a froid, l’autre a chaud. Ils se disputent pour ouvrir et fermer la fenêtre.
Durant les vacances, l’un a besoin de repos, l’autre d’action. L’un a besoin de rencontrer du monde, l’autre de se retrouver dans l’intimité avec son conjoint.
Notre éducation judéo-chrétienne, basée sur la satisfaction des besoins de l’autre et le rejet de nos propres besoins « Fais attention à l’autre avant de t’occuper toi » ; « tu es égoïste, tu ne penses qu’à toi et pas aux autres», etc., ne nous a pas appris à identifier nos besoins.
Le médiateur lorsqu’il interroge le litige en termes de besoins se heurte donc souvent à une impossibilité pour la personne en conflit de l’exprimer d’entrée de jeu. Le médiateur va patiemment, grâce à ses qualités d’écoute et de questionnement aider à l’émergence de l’expression des besoins.
Tel est le cas d’un homme, étiqueté dans sa famille « enfant rebelle », puis s’est comporté en « adulte autoritaire », qui, à l’occasion d’une médiation avec ses frère et soeur, découvre que, si depuis des années il a refusé toute proposition de partage de l’héritage, c’est par ce qu’il était porté par un sentiment de jalousie et d’exaspération, révélant après une attitude de déni, son besoin d’expression de soi et d’affection.
Tel est le cas d’une assistante de direction qui, confrontée à une demande du directeur sous les ordres duquel elle travaille, a peur de lui dire qu’elle ne pourra pas rester pour terminer un travail par ce qu’elle a besoin de partir à l’heure, elle a invité des amis à dîner. Le lendemain en revenant au travail cette femme s’enferme dans son bureau sans lui dire bonjour. Interrogée sur son comportement inhabituel par le directeur inquiet, celle-ci répond « tout va bien » ou « je vous ai dit bonjour, mais vous ne m’avez pas entendu ».
Certains sont tellement habitués à ignorer leurs propres besoins pour se consacrer aux autres et un conflit démarre lorsqu’ils décident de prendre soin d’eux en accueillant leurs besoins jusqu’alors ignorés.
Tel est le cas d’un homme qui, pendant 4 ans, pour satisfaire le besoin de son épouse d’allaitement et de prendre soin de leur fille, a ignoré son besoin de partager des moments d’intimité avec son enfant, besoin qui s’est transformé lors de la séparation en un refus de verser la moindre prestation compensatoire à son ex-épouse.
Tel est le cas d’une femme qui, après 20 années de mariage durant lequel elle s’est consacrée à son époux et à ses enfants, refuse le divorce par consentement mutuel demandé par son époux, portée par un sentiment d’injustice ; « après tout ce que j’ai fait pour lui ».
Lorsque l’on analyse le conflit avec le regard de la communication non violence, il est patent que les jugements, critiques, diagnostics, interprétations que nous portons sur les autres, sont autant d’expression détournée de nos besoins. -
Si quelqu’un dit: «Tu ne me comprends jamais», il nous dit en réalité que son besoin d’être compris n’est pas satisfait.
Si quelqu’un dit : « tu es égoïste » il nous dit que son besoin d’être respecté ou de liberté n’est pas entendu.
Si quelqu’un dit : « tu es incapable, tu n’y arriveras jamais » il nous dit que son besoin d’être rassuré sur le fait qu’il va réussir n’est pas satisfait
Ainsi, lorsque nous exprimons indirectement nos besoins en passant par des jugements, des interprétations et des images, l’autre entendra une critique et aura tendance à mettre toute son énergie dans l’autodéfense ou la riposte plutôt que dans l’écoute des besoins.
Tel est le cas d’une experte-comptable, associée à un informaticien, qui, face à une demande d’explications d’une clause d’un pacte d’actionnaires, élaboré par ses soins avec l’aide d’une avocate et signé entre eux 2 ans plus tôt, refuse l’idée que son associé ait pu signer ce pacte sans en comprendre les termes et qui entend, dans sa demande d’éclaircissement, une critique et en déduit une volonté de ne pas respecter les termes du pacte.
Ainsi, nous sommes souvent en conflit avec l’autre, car nous sommes des êtres vivants centrés sur nos besoins et nos manques et que nous pensons et agissons sans voir que nous sommes interdépendants et que les besoins de l’autre sont à prendre en compte au même titre que les siens.
La médiation a donc toutes les chances d’aboutir à renouer le lien si le médiateur obtient des personnes en conflit l’expression de leurs sentiments et de leurs besoins.
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